dimanche 14 juin 2015

"Brouillard sur le Pavillon Haut"

Dimanche, 4h du mat'. Insomnie. Je fais bouillir de l'eau, saisi un livre. Tiens, pourquoi pas ce recueil de poèmes d'inspiration chinoise que je viens de recevoir ? Je choisis ce thé jaune que j'aime tant, Huo Shan Huang Ya. J'en garnis généreusement la théière noire en terre crue qui contraste avec la tasse de porcelaine blanche déposée juste à son côté. Yin et Yang... L'eau est chaude. J'arrose délicatement les feuilles. En quelques brefs instants la liqueur est versée dans la tasse. Je m'installe.

"L'épaisseur de bruits ordinaires" forme un silence rassurant. Déjà les mots résonnent en moi...

Je ne dormais ni ne veillais,
suspendu le moi qui songe
à autre chose que soi-même,
et ne se rappelle plus quoi.

Temps suspendu de la poésie, le temps vivant et calme du thé. Dans les voiles légers de la nuit , je vois le temps. Passé, présent, à venir. Je vois tous les temps dans cet instant...

Je voyais la ronde
des poussières sous mes doigts,
pensais :
"Si tu sais regarder
à l'intérieur,
c'est tout le paysage
qui s'élargit
aux quatre coins des perspectives.
Le passé est là tout entier
qui se dépose autour de toi,
chaque particule,
l'éclat d'une vie qui
passa la frontière invisible
en un lointain jadis.
Le monde est en train de passer en toi.

Echos. Le thé s’écoule en moi. Les pages entre mes doigts. Evocation de l'arbre, de la vie... de ce qui nous relie dans l'éternité et dans l'éphémère. Impermanence. Transformation.

quand l'arbre s'introduisait dans la chambre,
poussant ses branches jusqu'à nous toucher,
et que j'ouvrais le livre

Ces feuilles de thé, hier arbre, sont aujourd'hui liqueur qui abreuve mon corps et mon cœur. Ces feuilles de papier entre mes mains, hier arbre, sont aujourd'hui des pages qui portent ces mots, instantanés de vie et paysages révélés. Intériorité et monde extérieur unis.


Des paroles fracassantes

traceraient sur les pages

la pureté des leurs signes,

se formeraient des paysages,

ondoiements

intacts et anciens.

Une bulle de silence heureux

alors
 s’évaderait par la fenêtre.




La fenêtre est ouverte. Le silence est feutré. Je feuillette ce livre "quand, entre les lignes, ces voix..." Ces voies venues de Chine. Celle des peintures de style chinois, signées de l'auteur, qui illustrent cet ouvrage. Celle des sinogrammes qui en ponctuent les pages. Celle de la poésie des lettrés dont ces poèmes sont imprégnés. Celle de la calligraphie dont en voici l'esprit :

Du pavillon où nous arrivions,
il ne restait plus,
à pinceau levé,
qu'un seul trait,
ébauché
comme on fait un signe.

Des voix venues de Chine, des voies qui n'en font qu'une. Unies en un trait de pinceaux. Cette voie, la Voie, sagesse fondatrice de la pensée chinoise. C'est en suivant cette voie que nous pénétrons enfin dans le pavillon chinois.

Les tasses de thé se suivent et ne se ressemblent pas. Les pages se tournent dans des songes d'ailleurs. Le thé et les mots réunis me transportent. Cette poésie m'accompagne jusqu'au petit matin. Les premières lueurs du jour me découvrent rêveuse dans les brouillards de Chine. Ce brouillard qui couvrent les jardins de thé des hautes montagnes. Ce poétique Brouillard sur le Pavillon Haut.

[...] les brouillards, les murmures
qui hantent là-haut,
tout en haut sur les sommets,
ledit Pavillon Haut.

 ~ * ~

Brouillard sur le pavillon haut  de
Hispaniste, auteur de deux romans (Mélancolie au Sud, 2004, et Esplanade Avenue, 2010), Annick Le Scoëzec Masson a d'abord publié Suite indienne (2001), poèmes où se mêlent évocations du Nord de l'Inde et scènes librement inspirées de miniatures mogholes.

Dans Brouillard sur le Pavillon Haut, la référence à la poésie et à la peinture de la Chine classique alterne avec les instantanés d'un séjour à Shanghaï et à Pékin à l'aube du XXIe siècle.

C'est grâce à l'opération Masse critique que j'ai reçu ce livre. Merci  à la maison d'édition et à Babelio pour cette charmante découverte. Je suis ravie. Un seul regret, les peintures ne sont vraiment pas mises en valeur.


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